Je crois en mon pays

Par Wadih AL-ASMAR
Cela peut paraître pathétique mais cette proclamation s’impose à moi, je ne l’ai pas choisie… J’aurais tant aimé pouvoir m’en départir, mais je ne peux pas.

Pourquoi ? Allez savoir… Comme je l’ai expliqué à une amie, non libanaise, un jour en visitant un des nombreux vestiges archéologiques au Liban, alors qu’elle m’interrogeait sur ce qui me rattachait au Liban. Je lui ai répondu sans réfléchir que c’est une alchimie incompréhensible pour ceux qui ne la vivent pas. Aujourd’hui je me rends compte que c’est plus qu’une alchimie, c’est un acte de foi dans ce pays et ses habitants.

Quand un matin d’octobre 1989 j’ai pris l’avion pour la France, je n’avais pas beaucoup de certitudes dans la vie, si ce n’est celle de ne plus jamais revenir. Pendant plusieurs années, revenir au Liban était pour moi une sorte de vacances obligatoires pour voir la famille. Et un jour, que je serais incapable de déterminer avec exactitude, l’alchimie a commencé à faire son effet. Le résultat est que dix-sept ans après être parti en pleine guerre, me voilà revenu en mars 2006, à l’aube d’une autre guerre !

J’aurais pu plier bagage dès le 13 juillet et partir, mais tout mon être a dit « non ». C’est un tel sentiment de culpabilité que d’être parti si longtemps, que je me suis senti incapable de quitter à nouveau ce pays qui a tant besoin de moi et de toute ma génération. Car malheureusement, je fais partie de cette génération des perdus de la guerre, ceux qui étaient trop jeunes pour y participer, mais assez grands pour en subir les conséquences pendant et surtout après.

J’ai voulu rester pour partager ce sentiment d’injustice immense que d’être piégés comme des lapins par une force brute et impersonnelle, sous les yeux de ceux qui disent partager avec nous les mêmes valeurs démocratiques. J’ai voulu rester pour comprendre comment on fabrique des radicaux de la pensée et de l’action, comment, quand la douleur devient tellement insupportable, on en oublie presque la douleur de l’autre et, encore pire, son humanité.

J’ai voulu rester pour aider, avec d’autres, à donner une autre vision du Liban et aider dans la mesure de nos moyens les centaines de milliers de déplacés qui ont déferlé en quelques jours sur les régions théoriquement moins dangereuses que la leur.

J’ai voulu rester pour me prouver que même sous les bombes, je refuserai de perdre mon humanité en niant celle des autres, que les choix qui ont été les miens depuis tant d’années, je continuerai à les défendre malgré la guerre.

Tout cela n’a pas été facile. Expliquer qu’un civil est un civil m’a valu bien des remontrances, mais je continue à le croire et à le proclamer.

Dire que des alternatives à la lutte armée existent ne fut pas sans difficulté non plus, mais il faut le dire et le proclamer aussi.

Dire que même si ce n’est pas mon choix personnel, la lutte armée est légitime m’a valu aussi des critiques, mais paradoxalement elles venaient de ceux qui m’appuyaient sur les deux premières proclamations !

Mais je ne regrette pas d’être resté, car cette épreuve a renforcé ma foi dans le Liban.

Voir ces centaines de milliers de déplacés pris en charge par une coalition hétéroclite d’ONG, de partis politiques, de groupes religieux et par l’État redonne confiance dans la solidité du tissu social de ce pays, Voir la banlieue sud en pleine guerre, les devantures des magasins éventrées sans aucune trace de pillages. Voir ces mêmes déplacés rentrer chez eux quelques heures après le cessez-le-feu. Voir l’échec du pari israélien sur une guerre civile entre communautés libanaises causée par le déplacement massif des chiites vers les régions chrétiennes et sunnites. Voir le mouvement de la société civile vers ces déplacés, surtout de ces volontaires dont je savais qu’ils ne partageaient aucunement les valeurs du Hezbollah, mais qui ont su voir en l’autre un être humain avant d’y voir un éventuel adversaire politique.

Toutes ces raisons, et tant d’autres encore, m’ont renforcé dans ma décision et me donnent envie de dire à tous ceux qui doutent dans le Liban et dans les Libanais qu’ils n’ont qu’à revivre sereinement le fil des événements de ces 33 jours de cauchemar pour comprendre qu’aucune nation au monde n’aura résisté comme l’a fait la nation libanaise.

Elle a résisté avec ses doutes, ses douleurs et ses erreurs certes, mais elle a résisté et elle est toujours debout.

Qu’on le veuille ou pas, et tant pis pour les fédéralistes et autres adeptes de l’incapacité intrinsèque de la société libanaise à exister autrement que par amoncellement de communautés méfiantes, ces 33 jours ont donné naissance pour moi au Libanais citoyen, avec ses doutes, ses peurs légitimes ou illégitimes, mais aussi avec sa générosité et son humanité.

Espérons que cette douloureuse guerre est la dernière, mais pour cela il faudra pour une fois que les politiques libanais prennent exemple sur leur peuple et non l’inverse…
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