Contre toute impunité : pour le jugement des dirigeants des Etats-Unis et d’Israël pour crimes de guerre

« Les évènements du Liban posent à nouveau la question de l'impunité quasi générale des crimes de guerre ou contre l'humanité. Or, si des responsables ont été poursuivis lors de certains conflits, on ne peut que constater l’impunité totale dont continuent à bénéficier les États puissants comme les États-Unis ou Israël. Ainsi, de graves infractions aux traités humanitaires internationaux, qu’il s’agisse de tortures, traitements inhumains ou détentions illégales, interdits dans les Conventions de Genève de 1949, ou d’attaques et bombardements de cibles et populations civiles et d’attaques indiscriminées pouvant causer des dommages graves aux populations restent impunis. Pourtant, ces attaques, déjà partiellement interdites dans les Conventions de La Haye de 1899 et 1907 le sont totalement dans le premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1977 qui précise que la présence de non civils isolés ne prive pas la population de sa qualité civile, mais ce protocole ratifié par 160 pays, ne l’est pas par les États-Unis et Israël qui continuent à considérer ces infractions comme une légitime "nécessité militaire".

Les graves infractions mentionnées plus haut sont soumises au principe fondamental dit de compétence ou juridiction universelle : chaque État adhérant aux documents a "l’obligation de poursuivre les personnes prévenues d’avoir commis, ou ordonné de commettre l’une ou l’autre des graves infractions, indépendamment de leur nationalité, et de les déférer devant ses propres tribunaux" ou "de les remettre à une autre Partie pour autant que cette Partie ait retenu contre les dites personnes des charges suffisantes". Principe spécifique en droit international selon lequel les graves crimes de guerre sont des "crimes internationaux" concernant l’humanité entière et obligeant ainsi les États adhérant à poursuivre les responsables des crimes les plus graves, quels que soient leur nationalité ou le lieu de l’infraction, y compris les responsables d’États n’ayant pas ratifié les protocoles.

Étant donné le caractère systématique des graves infractions au Protocole, commises dans le cadre d’une politique délibérée et continue par les États-Unis (Irak, Guantánamo) ou Israël (Liban, Palestine), les responsabilités se situent clairement au niveau de leurs plus hauts dirigeants.

Malgré leur obligation, les États adhérant s’opposent cependant souvent à l’application de la compétence universelle, en invoquant "l'immunité diplomatique" des chefs ou membres de gouvernements étrangers (immunité non inscrite dans les Protocoles), ou l’idée naturelle mais trop souvent illusoire qu’il appartient d’abord à chaque État de poursuivre ses propres ressortissants. De nombreux pays tardent à transposer ce principe dans leur législation nationale ou, comme la Belgique, la modifient sous la pression des États-Unis. La France l’a transposé pour une convention sur la torture de l’ONU (un officier mauritanien y a été jugé et condamné en 2005 par contumace), mais elle ne l’a pas fait à ce jour pour les conventions et protocoles de Genève.

On pourrait penser que ce principe a perdu de son intérêt avec la création récente de juridictions internationales : tribunaux ad hoc créés par le Conseil de Sécurité de l’ONU (Rwanda, ex-Yougoslavie) et Cour pénale internationale (CPI). On notera que le tribunal sur l’ex-Yougoslavie a écarté le jugement des crimes de guerre de l’OTAN, tels que les bombardements de cibles civiles par les États-Unis en Serbie lors de la guerre du Kosovo ; la création par le Conseil de Sécurité de tribunaux ad hoc pour juger les crimes des pays puissants paraît donc non réaliste, étant donné leurs moyens de pression et/ou le droit de veto dont ils disposent (par le biais des États-Unis pour Israël).

L’Assemblée Générale de l’ONU, se fondant sur "les buts et les principes des Nations Unies" inscrits dans la Charte, pourrait également, selon certaines procédures, intervenir pour la création de tels tribunaux. Ce serait une initiative très bienvenue, mais elle reste illusoire à court terme

La CPI a été créée par le Traité de Rome de 1998 à la suite des efforts d’organisations de défense des droits de l’homme, et une centaine d’États y adhèrent à ce jour. Les États-Unis et Israël, considérant que l’existence de cette Cour peut les gêner dans leurs actions malgré les limitations présentées ci-dessous, n’y ont pas adhéré et les États-Unis s’y opposent ouvertement. Limitations à ses attributions, la Cour ne peut être saisie de crimes antérieurs à 2002 et ne peut exercer sa compétence que si l'État sur le territoire duquel les crimes ont été commis ou l'État dont le suspect est ressortissant, a adhéré à ses statuts ou accepte sa compétence. Dans le cas des crimes commis par les États-Unis en Irak et en Afghanistan, ou par Israël au Liban, aucun de ces pays n’y a adhéré à ce jour. Le Procureur de la Cour a cependant la possibilité, selon le Statut de Rome, de se saisir directement du dossier en demandant aux gouvernements concernés s’ils acceptent sa compétence, avec peu de chances de succès auprès des gouvernements irakiens ou afghans mis en place par les États-Unis ou avec leur accord. Cependant, la question reste par contre ouverte pour le Liban et une action en ce sens du Procureur serait souhaitable. La CPI étant soumise à l’influence des États les plus puissants (ses actions à ce jour sont orientées vers des pays faibles : Congo…), le résultat est douteux même si elle venait à être saisie.

En fait, selon ses statuts, les crimes de guerre de la compétence de la CPI reprennent ceux des traités précédents mais avec des nuances qui ouvrent un espace à diverses interprétations. Concernant les "attaques délibérées contre des populations civiles en tant que telles", il n’est pas fait explicitement référence à la définition de la population civile dans le Protocole rappelée plus haut. Les textes sont certes voisins de ceux du Protocole ou des conventions de La Haye, mais les ajouts, ci-dessous en italique, ne sont pas totalement neutres : attaques indiscriminées pouvant entraîner des pertes civiles incidentes "manifestement excessives par rapport à l’ensemble de l’avantage militaire attendu" ou encore "attaques de villes, villages, bâtiments ou habitations non défendus et qui ne sont pas des objectifs militaires".

Les pays européens adhérant à la CPI, qui n’ont pas à ce jour dénoncé les crimes des États-Unis ou d’Israël, utilisent ces nuances pour estimer non sans hypocrisie que les dirigeants de ces pays ne sont pas concernés : les attaques de cibles et populations civiles étant faites dans "l’intention" de tuer non pas les civils mais des combattants ennemis qui s’y trouveraient, et les destructions massives d’infrastructures civiles (assimilées de ce point de vue à des objectifs militaires) étant décidées en vue d’un avantage militaire d’ensemble, pour diminuer les capacités de défense du pays attaqué. Dans les cas manifestes de pures attaques de civils ou de cibles sans aucun intérêt militaire, il s’agirait d’erreurs regrettables, ou bien la responsabilité serait celle des exécutants.

En tout état de cause, la CPI, selon ses propres statuts, n’annule pas la compétence universelle. Les organisations de défense du droit international humanitaire considèrent dans leur ensemble que ce dernier est un bien fondamental de l’humanité sans lequel la barbarie serait pire lors des conflits armés et qu’il est essentiel de lutter contre l’impunité. Cependant des nuances importantes s’expriment. Par exemple, l’impunité promise à certains responsables peut favoriser le rétablissement de la paix : comment alors concilier justice et paix ? Faut-il s’appuyer plutôt sur la compétence universelle qui, pour certains, pourrait être mal utilisée ou utilisée de façon abusive, ou sur les juridictions internationales avec leurs problèmes et limitations ? Enfin, d’aucuns, précautionneux, mettent l’accent sur les responsables de pays faibles ou vaincus, en espérant que ces poursuites et l’affirmation des principes conduiront les États puissants à limiter leurs propres crimes, ou encore considèrent qu’il serait contre productif de mettre en cause les États puissants dont l’accord est nécessaire pour agir dans les autres cas.

Il paraît, au contraire, fondamental de dénoncer avec force toute impunité des États puissants et il est essentiel que les opinions publiques, dans les pays occidentaux en particulier, agissent dans ce sens, à défaut de quoi la justice internationale ne peut que perdre toute crédibilité, ce qui ne peut que favoriser tous les extrémismes. C’est pourquoi nous considérons comme une exigence citoyenne, étant donné les limitations des juridictions internationales, que le principe de compétence universelle, traduisant la souveraineté et la volonté de chaque peuple, s’applique pour les crimes les plus graves, à l’encontre en particulier des États puissants. S’il est illusoire de pouvoir arrêter les dirigeants de ces États, un jugement par contumace leur interdirait l’entrée du pays dans lequel ils auraient été jugés et ce serait là un signe très fort contre l’impunité. C’est pourquoi la mise en œuvre de la compétence universelle dans notre pays et son application par nos tribunaux doit devenir une revendication citoyenne.

Pour ces raisons, nous demandons la pleine mise en œuvre de la compétence universelle dans notre pays et sa pleine application par nos tribunaux. »

Daniel Iagolnitzer, co-président de l’Association pour la défense du droit humanitaire (ADIF).
Nuri Albala, avocat, responsable international de Droit Solidarité.
Nils Andersson, co-président de l’ADIF.
Robert Charvin, professeur de droit, doyen honoraire.
Hugo Ruiz Diaz Balbuena, docteur en droit international.
Roland Weyl, avocat, vice-président de l’Association internationale des juristes démocrates, AIJD.

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